« Ils ne disent pas n’importe quoi », paru dans « La Vie » du 26 février 2007
Naomi FEIL, psychologue américaine, révolutionne l’accompagnement des grands vieillards désorientés. Selon elle, leurs propos et comportements apparemment incohérents ont un sens. Une approche qui change tout.
« -Je dois rentrer pour nourrir mes enfants ! »
L’infirmière : – Madame Kessler, vous êtes à la maison de retraite et vos enfants ont plus de cinquante ans !..
– Je le sais, ne soyez pas idiote. C’est bien pour ça que je dois retourner chez moi pour faire manger mes enfants ».
Dans un amphithéâtre du CHU de Reims, une longue dame très digne, cheveux blancs, accent américain, joue une scène que son auditoire connaît par cœur : le dialogue de sourds entre une personne âgée désorientée et ceux qui s’occupent d’elles. Infirmiers, aides-soignantes, assistantes sociales, cadres hospitaliers, ils sont venus assister à une formation dispensée par Naomi Feil, 73 ans. Cette psychologue clinicienne américaine sillonne l’Europe et le Japon à la rencontre de ceux qui veulent améliorer la prise en charge des grands vieillards désorientés. Sa conviction, fondée sur une expérience de 40 ans de terrain : ce que nous prenons pour de la démence est une résurgence de traumatismes anciens. Ces personnes désorientées, parvenues à la fin de leur vie, cherchent à dépasser les moments douloureux restés fichés comme des épines dans leur inconscient pour retrouver la paix avant de partir. En clair, ils ne disent pas n’importe quoi. Et de plus, durant cette période apparemment dépourvue d’espérance, se joue en réalité pour le patient une véritable dynamique que des soignants et la famille peuvent accompagner. Au quotidien, l’approche de Naomi FEIL se traduit pour eux par une attitude d’empathie permettant d’entrer en relation avec les patients, d’apaiser ainsi leurs angoisses.
Naomi FEIL est tombée toute petite dans la marmite de la psychologie. En 1936, son père, juif allemand, qui s’occupe d’un foyer pour adolescents à Berlin, fuit le nazisme et s’installe à Cleveland, dans l’Ohio, prenant la direction d’une maison de retraite. La petite Naomi le rejoint avec sa famille quelques mois plus tard. Ses parents sont déjà des pionniers. « Constatant que les résidents désorientés étaient malheureux parmi ceux qui ne l’étaient pas, mon père a créé un service spécialement pour eux, se souvient-elle. Il avait installé un atelier de cordonnerie, de tailleur. L’ergothérapie pour des patients atteints de démence sénile paraissait une idée totalement saugrenue à l’époque». Quant à sa mère, elle innove en créant le premier poste d’assistante sociale en maison de retraite.
Naomi grandit au milieu des résidents en faisant du patin à roulettes dans les allées de l’institution. En 1950, à 18 ans, elle part pour New York, poursuivre ses études de psychologie et commence à travailler dans un établissement pour personnes âgées. Son père l’embauche dans son service pour vieillards désorientés en 1963.
C’est là qu’elle rencontre Florence TREW. Sanglée sur son fauteuil roulant, cette pensionnaire passe ses jours à hurler « Cree, Cree, Cree ! ». Sous les traits de cette très vieille femme émaciée, Naomi, incrédule, reconnaît la résidente alerte avec qui elle avait partagé de bons moments vingt ans auparavant. Elle se penche vers elle, lui demande ce qui est arrivé. Le visage de la dame s’éclaire et elle lui confie, en l’appelant par son surnom d’autrefois : « Mimi, Ils l’ont jeté au loin. Dis-leur qu’ils me le rapportent ! »
Et Mme TREW de s’en prendre à l’infirmière qu’elle prend pour sa mère et l’accuse d’avoir jeté quelque chose à la poubelle. Naomi tente de la raisonner. La vieille dame, déçue, reprend ses cris de plus belle, insultant l’infirmière qui s’éloigne.
Bien longtemps après, au bout de longues années de travail avec des personnes désorientées, Naomi FEIL rassembla les morceaux du puzzle, se souvenant d’une confidence de Florence TREW, quand elle avait toute sa tête : sa mère avait jeté brutalement à la corbeille son vieux lapin en peluche devant son institutrice. Ce geste terrible envers son vieux Creeky, le « Cree » des hurlements, l’avait profondément humiliée. « Ce jour-là, je suis morte », avait-elle dit à la petite Naomi.
En hurlant contre l’infirmière symbolisant sa mère, Florence TREW exprimait enfin cette colère rentrée toute au long de sa vie.
Mais en 1963, personne, pas même Naomi, ne l’avait comprise.
Ayant fait de nombreuses autres observations similaires, Naomi FEIL élabore peu à peu son hypothèse : les paroles et les comportements apparemment incohérents des démences tardives ont un sens qu’il faut relier à l’histoire de la personne. Leurs visions ne sont pas des hallucinations, mais des réminiscences du passé. Quand ils voient leur mère dans le visage de leur fille, quand ils insultent le directeur de l’établissement le prenant pour un juge, ce n’est pas du délire. Ils ont retrouvé en eux une réalité nécessaire à un travail psychique inaccompli.
« Les grands vieillards désorientés font –inconsciemment- le bilan de leur vie et tentent durant cette étape de solder lestraumatismes refoulés, » explique Naomi FEIL, s’appuyant sur les travaux du psychologue ERIKSON, selon qui chaque étape de la vie est marquée par une tâche : acquérir la sécurité intérieure les premières années; apprendre, au fil de l’enfance; couper le cordon avec ses parents; établir une relation d’intimité en formant un couple; affronter les pertes après 60 ans… Pour ERIKSON, la dernière tâche consiste à passer sa vie en revue pour mettre de l’ordre dans ce que nous avons été et accepter sereinement le bilan d’une vie, ni idéale ni ratée. Pour certains, cette ultime mission est insurmontable et ne peut se faire de façon consciente.
Pour les accompagnants, il est contre-productif de tenter de les ramener à une réalité qui n’est pas la leur. Comment réagir face à des propos qui nous semblent incohérents ? Naomi FEIL a développé la méthode dite de « Validation ». « Valider » une personne âgée, c’est lui dire que ce qu’elle ressent est vrai. « Une fille de 50 ans comprendra que sa mère fait ses valises pour aller à la rencontre de son mari, pourtant décédé depuis longtemps et à qui elle devait absolument dire quelque chose », souligne la psychologue américaine. Sa mère se sentant comprise trouvera davantage de sécurité, de confiance en elle et de dignité. Il est trop tard pour qu’elle « guérisse » et accède àl’intégrité selon Erikson, mais elle pourra trouver un apaisement.
Dans l’idée que la personne désorientée est en plein accomplissement d’un travail psychique et profondément humain qu’il s’agit alors d’accompagner au mieux.